Contexte et enjeux
L'Assemblée nationale a définitivement adopté le 11 décembre 2025 la proposition de loi relative à la protection sociale complémentaire des agents publics territoriaux (volet prévoyance), après un vote conforme du Sénat le 2 juillet 2025. Cette adoption marque l'aboutissement d'un processus législatif engagé il y a plus de deux ans et constitue une avancée historique pour la fonction publique territoriale française.
Cette loi transcrit dans le droit français le protocole d'accord signé le 11 juillet 2023 entre les employeurs territoriaux (représentés par l'Association des Maires de France, Régions de France, Départements de France et l'Association des Petites Villes de France) et l'ensemble des organisations syndicales représentatives de la fonction publique territoriale. Il s'agit du premier protocole signé au niveau de la fonction publique territoriale sans intervention de l'État, témoignant d'un dialogue social mature et abouti.
Jusqu'à présent, les 2 millions d'agents territoriaux (employés dans les communes, départements, régions et leurs établissements publics) constituaient les grands oubliés de la prévoyance collective. Contrairement aux salariés du secteur privé, qui bénéficient d'une prévoyance obligatoire pour les cadres depuis 1947, ou aux fonctionnaires d'État, qui disposent de dispositifs spécifiques, les agents territoriaux ne bénéficiaient souvent d'aucune couverture prévoyance ou devaient en assumer seuls l'intégralité du coût via des contrats individuels.
Les dispositions clés de la loi
1. Généralisation des contrats collectifs obligatoires de prévoyance
La loi impose aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics de mettre en place des contrats collectifs obligatoires de prévoyance pour l'ensemble de leurs agents titulaires et contractuels. Ces contrats devront couvrir les risques d'incapacité de travail, d'invalidité et de décès.
Cette obligation met fin au système actuel où seuls certains agents bénéficiaient d'une couverture via des contrats individuels labellisés. Désormais, tous les agents territoriaux seront couverts par un même contrat collectif au sein de leur collectivité employeuse, assurant une égalité de traitement et une mutualisation des risques plus efficace.
2. Participation employeur minimum de 50% des cotisations
Point central de la réforme : les collectivités territoriales devront obligatoirement contribuer à hauteur d'au moins 50% des cotisations de prévoyance de leurs agents. Cette obligation représente une avancée considérable, car actuellement:
- Aucune participation employeur n'est obligatoire pour la prévoyance des agents territoriaux
- Lorsqu'une collectivité participait volontairement, le taux variait considérablement d'une collectivité à l'autre
- De nombreux agents assumaient 100% des cotisations ou renonçaient purement et simplement à toute couverture
Cette participation minimale de 50% aligne la fonction publique territoriale sur :
- Le secteur privé, où les cadres bénéficient d'une participation employeur de 100% pour la prévoyance minimale (1,50% de la tranche A)
- La fonction publique d'État, qui bénéficie depuis janvier 2025 d'une participation employeur de 7€ par mois pour la prévoyance (portée à 50% à partir de 2026)
3. Protection renforcée contre les risques majeurs
La prévoyance collective obligatoire devra couvrir trois types de risques essentiels :
a) L'incapacité de travail temporaire
En cas d'arrêt de travail pour maladie ou accident, l'agent percevra des indemnités journalières complémentaires venant s'ajouter à celles versées par la Sécurité sociale. Ces prestations permettent de maintenir le niveau de revenu de l'agent pendant son arrêt, évitant une perte de pouvoir d'achat qui pourrait aggraver sa situation.
b) L'invalidité permanente
Si l'agent se retrouve en situation d'invalidité et ne peut plus exercer son activité professionnelle, il percevra une rente d'invalidité complémentaire. Cette rente vient compléter la pension d'invalidité versée par la Sécurité sociale, souvent insuffisante pour maintenir un niveau de vie décent.
c) Le décès
En cas de décès de l'agent, ses ayants droit (conjoint, enfants) percevront un capital décès et/ou une rente de conjoint/rente éducation. Ces prestations permettent à la famille de faire face aux dépenses immédiates (obsèques) et de compenser la perte de revenus du défunt.
Calendrier de mise en œuvre progressive
La loi prévoit une mise en application progressive et différenciée selon la situation des collectivités, afin de leur laisser le temps nécessaire pour s'organiser :
1er janvier 2027 : première échéance
Cette date concerne les collectivités qui disposent déjà d'un contrat de prévoyance collectif au moment de la publication de la loi. Ces collectivités devront :
- Vérifier que leur contrat actuel est conforme aux nouvelles exigences légales
- Si nécessaire, renégocier leur contrat pour garantir la participation minimale de 50%
- Étendre la couverture à l'ensemble des agents si ce n'était pas déjà le cas
1er janvier 2029 : seconde échéance
Cette date s'applique aux collectivités qui n'ont pas encore mis en place de contrat de prévoyance collectif. Ce délai supplémentaire de 2 ans leur permettra de :
- Réaliser une étude des besoins de leurs agents
- Lancer une procédure de marché public conforme au code de la commande publique
- Organiser le dialogue social avec les représentants du personnel
- Intégrer progressivement les coûts dans leurs budgets
- Mettre en place le contrat et informer les agents
Impact budgétaire et financier pour les collectivités
Estimation des coûts
L'obligation de participer à hauteur de 50% minimum aux cotisations de prévoyance représente une charge budgétaire nouvelle pour les collectivités territoriales. Le coût dépendra de plusieurs facteurs :
a) Le niveau de garanties choisi
Les collectivités conservent une certaine latitude pour définir, en concertation avec les représentants du personnel, le niveau de garanties souhaité. Un contrat avec des prestations élevées (taux de remplacement de 100% du salaire en cas d'arrêt, capital décès important) coûtera logiquement plus cher qu'un contrat avec des garanties minimales.
b) La structure démographique des agents
Les cotisations de prévoyance varient selon l'âge et le sexe des assurés. Une collectivité avec une population d'agents âgés paiera des cotisations plus élevées qu'une collectivité avec une population jeune. De même, certains métiers (pompiers, policiers municipaux) présentent des risques professionnels spécifiques qui peuvent impacter les tarifs.
c) Le choix de l'organisme assureur
Le recours à une procédure de marché public permettra de comparer les offres des différents organismes (mutuelles, institutions de prévoyance, compagnies d'assurance) et de sélectionner la plus avantageuse en termes de rapport qualité-prix.
Fourchette estimative : Sur la base des pratiques actuelles dans les collectivités qui ont déjà mis en place une prévoyance collective, on peut estimer le coût annuel pour l'employeur entre 200€ et 600€ par agent, selon le niveau de garanties choisi.
Financement de cette charge nouvelle
Les collectivités devront intégrer cette dépense nouvelle dans leurs budgets. Plusieurs options s'offrent à elles :
- Réallocation budgétaire : réduire certaines dépenses pour financer la prévoyance
- Optimisation de la masse salariale : la prévoyance collective étant plus avantageuse fiscalement et socialement qu'une augmentation de salaire équivalente
- Mutualisation à l'échelle intercommunale : les petites communes peuvent envisager de mutualiser leurs contrats de prévoyance pour obtenir de meilleurs tarifs
Il convient de noter que cette charge nouvelle s'accompagne d'une amélioration significative du pouvoir d'achat des agents, puisqu'ils bénéficieront d'une protection prévoyance financée à 50% par leur employeur, là où beaucoup n'avaient aucune couverture ou la finançaient entièrement de leur poche.
Impact pour les 2 millions d'agents territoriaux
Bénéfices concrets
1. Accès généralisé à la prévoyance
Tous les agents territoriaux, qu'ils soient titulaires ou contractuels, bénéficieront désormais d'une couverture prévoyance. Cela met fin à une situation où de nombreux agents, faute de moyens ou d'information, ne disposaient d'aucune protection en cas de coup dur.
2. Réduction significative du coût individuel
La prise en charge de 50% minimum par l'employeur réduit de moitié le coût pour l'agent. Pour un contrat coûtant 400€ par an, l'agent ne paiera plus que 200€ au lieu de 400€, soit une économie de 200€ annuels.
3. Meilleurs tarifs grâce à la mutualisation
Les contrats collectifs bénéficient de tarifs groupés généralement plus avantageux que les contrats individuels, car le risque est mutualisé sur un plus grand nombre d'assurés. De plus, les frais de gestion représentent un pourcentage moindre sur un contrat collectif.
4. Protection renforcée en cas de difficultés
En cas d'arrêt de travail prolongé, d'invalidité ou de décès, l'agent ou sa famille disposeront d'un filet de sécurité financier qui évitera une chute brutale du niveau de vie. Cette protection est d'autant plus importante que les dépenses de santé et les contraintes familiales peuvent s'accumuler dans ces situations difficiles.
Portabilité et maintien de droits
La loi prévoit des dispositions transitoires pour sécuriser la couverture des agents :
- Agents en arrêt maladie : ils conserveront leur couverture prévoyance pendant toute la durée de leur arrêt, même si le nouveau contrat collectif entre en vigueur entre-temps
- Agents déjà couverts individuellement : ils pourront basculer vers le contrat collectif sans perte de garanties ni période de carence
Contexte plus large : évolutions de la prévoyance en France
Prévoyance entreprise : nouvelles obligations pour 2026
Parallèlement à la réforme de la fonction publique territoriale, le secteur privé connaît également des évolutions majeures en matière de prévoyance.
Garantie « maladie grave » obligatoire dès 2026
Un décret publié en janvier 2025 élargit les garanties minimales à proposer en entreprise, avec l'ajout obligatoire d'une garantie « maladie grave » dès 2026 pour tous les nouveaux contrats collectifs de prévoyance souscrits par les entreprises.
Cette garantie vise à couvrir les conséquences financières d'une maladie grave diagnostiquée (cancer, accident vasculaire cérébral, infarctus du myocarde, sclérose en plaques, etc.). En cas de diagnostic d'une pathologie listée au contrat, l'assuré percevra :
- Un capital (généralement entre 10 000€ et 50 000€) versé en une seule fois
- Ou une rente mensuelle pendant une durée déterminée
Ce capital ou cette rente permet à la personne touchée par une maladie grave de faire face aux dépenses non couvertes par l'assurance maladie et la complémentaire santé : aménagement du logement, aide à domicile, frais de transport, perte de revenus en cas d'arrêt de travail prolongé ou de passage à temps partiel thérapeutique.
Pourquoi cette nouveauté ?
L'introduction de cette garantie répond à plusieurs constats :
- Les maladies graves touchent de plus en plus de personnes, notamment en raison du vieillissement de la population active
- Les progrès médicaux permettent de mieux soigner ces pathologies, mais au prix de traitements longs et coûteux
- Les personnes touchées font face à des dépenses importantes non prises en charge : reste à charge sur les soins, perte de revenus, frais de la vie quotidienne
- Cette garantie existe depuis longtemps sur le marché de l'assurance individuelle, mais son introduction en prévoyance collective la rend accessible à un plus grand nombre de salariés
Rappel des obligations actuelles pour les entreprises
Prévoyance obligatoire pour les cadres
Depuis l'accord national interprofessionnel (ANI) de 1947, toutes les entreprises employant au moins un cadre doivent souscrire un contrat de prévoyance couvrant le risque décès. Les modalités ont été précisées par l'ANI du 17 novembre 2017 :
- Cotisation minimum : 1,50% de la tranche A des salaires bruts (plafonnée à 1 PASS, soit 47 100€ en 2026)
- Prise en charge : 100% par l'employeur (non-cadres peuvent être inclus mais avec contribution salariale possible)
- Garanties minimales : capital décès au moins égal à 100% du salaire annuel brut
Prévoyance pour les non-cadres
Pour les non-cadres, l'obligation dépend de la convention collective applicable à l'entreprise. Plus de 70% des conventions collectives (selon une étude DARES de 2025) prévoient désormais des garanties prévoyance pour les non-cadres, avec des niveaux de cotisation et de garanties variables.
Avantages fiscaux et sociaux
Les cotisations patronales de prévoyance bénéficient d'un régime fiscal et social avantageux :
- Déductibilité fiscale : déductibles de l'impôt sur les sociétés dans la limite de 6% du PASS + 1,5% de la rémunération annuelle brute par salarié
- Exonération de charges sociales : la part patronale est exonérée de cotisations sociales dans la même limite (6% du PASS + 1,5% du salaire, plafonné à 12% du PASS)
- CSG-CRDS : soumises à CSG-CRDS à 9,7%, mais c'est l'employeur qui s'en acquitte
Ces avantages rendent la prévoyance collective particulièrement attractive pour les employeurs comme pour les salariés, comparée à une augmentation de salaire équivalente qui serait soumise à l'ensemble des charges sociales et fiscales.
Comparaison internationale : la France rattrape son retard
Dans de nombreux pays européens, la prévoyance collective est largement répandue et parfois même obligatoire pour l'ensemble des salariés :
- Allemagne : système de prévoyance professionnelle très développé, avec des taux de couverture supérieurs à 60% des salariés
- Pays-Bas : prévoyance quasi universelle via les fonds de pension professionnels
- Suisse : système de prévoyance professionnelle obligatoire pour tous les salariés gagnant plus de 22 050 CHF par an
- Royaume-Uni : depuis 2012, auto-enrollment obligatoire dans un régime de retraite et de prévoyance professionnelle
La France, avec cette réforme pour les agents territoriaux et les évolutions dans le secteur privé, se rapproche progressivement de ces standards européens en matière de protection sociale professionnelle.
Ce qu'il faut surveiller dans les mois à venir
1. Parution des textes d'application
La loi nécessitera probablement des décrets d'application pour préciser certaines modalités pratiques : définition des garanties minimales, modalités de mise en concurrence, procédures de dialogue social, etc. Ces textes sont attendus dans les premiers mois de 2026.
2. Lancement des procédures de marché public
Les collectivités devant se conformer à l'échéance de 2027 vont devoir lancer rapidement leurs procédures de consultation. Il faudra surveiller les premières attributions de marchés, qui donneront une indication des tarifs pratiqués et des garanties proposées.
3. Évolution de l'offre des assureurs
Les organismes de prévoyance (mutuelles, institutions de prévoyance, compagnies d'assurance) vont adapter leur offre pour répondre aux besoins spécifiques des collectivités territoriales. On peut s'attendre à voir émerger des offres dédiées avec des garanties standardisées.
4. Extension éventuelle de la réforme
Cette avancée pour la fonction publique territoriale pourrait inspirer des évolutions similaires pour d'autres catégories de travailleurs actuellement mal couverts : travailleurs indépendants, micro-entrepreneurs, agents contractuels de droit privé dans le secteur public, etc.
Conclusion
L'adoption de la loi sur la prévoyance des agents territoriaux le 11 décembre 2025 constitue une avancée majeure et historique en matière de protection sociale en France. En généralisant la prévoyance collective avec une participation employeur significative de 50% minimum, elle offre à 2 millions d'agents une sécurité financière accrue face aux aléas de la vie.
Cette réforme met fin à des décennies d'inégalité de traitement entre les agents territoriaux, les salariés du privé et les fonctionnaires d'État. Elle illustre la capacité du dialogue social à produire des avancées concrètes lorsque les partenaires sociaux et les employeurs s'engagent dans une négociation constructive.
Les collectivités territoriales disposent désormais de 2 à 4 ans pour se mettre en conformité, un délai qui doit être mis à profit pour :
- Analyser les besoins de leurs agents en matière de prévoyance
- Organiser le dialogue social avec les représentants du personnel
- Lancer les procédures de consultation et de marché public
- Intégrer les coûts dans leurs budgets prévisionnels
- Communiquer clairement auprès des agents sur les nouvelles garanties dont ils bénéficieront
Cette réforme s'inscrit dans un mouvement plus large de renforcement de la protection sociale professionnelle, comme en témoignent l'introduction de la garantie « maladie grave » obligatoire dans le secteur privé dès 2026 et les discussions en cours sur l'extension de la prévoyance collective à d'autres catégories de travailleurs.
Pour les agents territoriaux, cette loi représente une reconnaissance de leur contribution essentielle au service public local et une amélioration concrète de leur protection sociale. Pour les collectivités, si elle représente une charge budgétaire nouvelle, elle s'accompagne d'une amélioration significative de l'attractivité de la fonction publique territoriale et de la fidélisation des agents.
Au-delà des aspects techniques et financiers, cette réforme porte une dimension symbolique forte : celle de l'égalité de traitement et de la solidarité collective face aux risques de la vie. Elle rappelle que la protection sociale n'est pas un luxe, mais un pilier essentiel du pacte social républicain.