Une acquisition stratégique dans la joaillerie de luxe
Le 18 décembre 2025, Kering a annoncé la signature d'un accord d'acquisition progressive de Raselli Franco Group, entreprise familiale italienne reconnue pour son expertise dans la fabrication de pièces de haute joaillerie et de joaillerie fine. Cette opération s'inscrit dans la stratégie du groupe français visant à renforcer son contrôle sur sa chaîne de valeur et à soutenir la croissance à long terme de ses maisons de joaillerie.
L'acquisition se déroulera en plusieurs étapes, débutant par une prise de participation initiale de 20 % au premier trimestre 2026 pour un montant de 115 millions d'euros. L'accord prévoit une trajectoire claire vers une propriété totale d'ici 2032, permettant à Kering d'intégrer progressivement ce manufacturier d'exception dans son écosystème.
Cette annonce a provoqué une réaction négative des marchés : le titre Kering a chuté de 2,5 % le 19 décembre 2025 à 302,55 €, devenant la plus forte baisse du CAC 40 lors de cette séance. Les investisseurs semblent interrogatifs face à cet investissement de 115 millions d'euros dans un contexte où le groupe fait face à des défis opérationnels majeurs, notamment la chute de 25 % des ventes de Gucci sur l'année 2025.
Raselli Franco : un savoir-faire italien reconnu mondialement
Fondée en 1969, Raselli Franco Group s'est imposée comme l'un des principaux fabricants indépendants de joaillerie en Europe. L'entreprise, basée à Valenza en Italie entre Milan et Turin, emploie plus de 500 personnes et produit annuellement plus de 300 000 pièces de joaillerie. Chaque année, plus de 4 millions de pierres précieuses sont serties dans ses ateliers.
Valenza représente un haut lieu de l'artisanat joaillier italien. Cette ville du Piémont abrite plus de 1 500 entreprises d'orfèvrerie employant 7 300 travailleurs, traitant 80 % des pierres précieuses importées en Italie et représentant un quart de la production nationale. La région bénéficie d'une reconnaissance internationale pour son innovation en matière de nouvelles technologies et l'utilisation de la conception assistée par ordinateur en 3D dans la création joaillière.
Raselli Franco se distingue par son système de fabrication intégré couvrant l'ensemble de la chaîne de valeur : approvisionnement en matières premières et pierres précieuses, recherche et développement, design, production de composants, assemblage et contrôle qualité. L'entreprise maîtrise particulièrement les techniques de fonte et d'usinage CNC (commande numérique par ordinateur), permettant un travail de précision sur les métaux précieux.
Depuis plusieurs décennies, Raselli Franco entretient un partenariat stratégique avec Kering, fournissant ses maisons de joaillerie. Cette relation de longue date facilite l'intégration future et témoigne de la confiance mutuelle entre les deux entreprises.
Une stratégie d'intégration verticale face aux défis du groupe
Cette acquisition s'inscrit dans une tendance de fond du secteur du luxe : l'intégration verticale de la fabrication. Les grands groupes comme LVMH, Richemont et Kering cherchent à contrôler une part croissante de leur chaîne d'approvisionnement pour garantir la qualité, l'authenticité et le respect des normes éthiques. En 2025, cette stratégie s'est renforcée face aux exigences accrues de transparence des consommateurs : 73 % des acheteurs de joaillerie de luxe demandent désormais des informations sur la traçabilité de la chaîne d'approvisionnement.
Pour Kering, le renforcement de ses capacités de production joaillière intervient dans un contexte financier difficile. Le groupe a enregistré une baisse de 14 % de son chiffre d'affaires au premier trimestre 2025, à 3,88 milliards d'euros, principalement tirée vers le bas par Gucci dont les ventes ont plongé de 25 % sur une base comparable. Au premier semestre 2025, le chiffre d'affaires consolidé s'est établi à 7,6 milliards d'euros, en recul de 16 % sur un an.
Face à cette situation, Kering a engagé une profonde restructuration. Le groupe a nommé Demna comme nouveau directeur artistique de Gucci en juillet 2025, succédant à Sabato De Sarno. En septembre 2025, Luca de Meo a pris les fonctions de directeur général. L'acquisition de Raselli Franco constitue ainsi la première opération majeure sous la direction de Luca de Meo, signalant l'engagement du groupe à développer et sécuriser ses capacités de fabrication joaillière.
Paradoxalement, alors que les activités mode de Kering traversent une crise, le segment joaillerie affiche une résilience remarquable. Les maisons de joaillerie du groupe — Boucheron, Pomellato, Dodo et Qeelin — connaissent une dynamique forte et une récurrence de revenus significative, procurant une résilience à long terme. Cette performance différenciée explique la volonté de Kering de renforcer ses investissements dans ce segment porteur.
Le marché de la joaillerie de luxe en pleine transformation
Le marché mondial de la joaillerie était évalué à 232,94 milliards de dollars en 2024 et devrait atteindre 343,90 milliards de dollars d'ici 2032. Le segment spécifique de la joaillerie de luxe devrait quant à lui atteindre 150,82 milliards de dollars d'ici 2035, avec un taux de croissance annuel composé de 7,85 %.
Cette croissance s'accompagne de transformations structurelles majeures. L'adoption de l'impression 3D dans la fabrication joaillière a progressé de 34 % en 2025. Les commandes de bijoux personnalisés, facilitées par cette technologie, représentent désormais 18 % des ventes de joaillerie fine. Les outils de conception avancés, l'impression 3D pour le prototypage et les systèmes de traçabilité basés sur la blockchain transforment la manière dont la joaillerie est conçue, produite et authentifiée.
Les défis sont toutefois importants. En 2025, 34 % des fabricants de joaillerie ont signalé des retards dans la chaîne d'approvisionnement. Plus préoccupant encore, le secteur fait face à une pénurie de 23 % d'artisans qualifiés, particulièrement en orfèvrerie traditionnelle et en sertissage de pierres. Cette raréfaction des savoir-faire renforce la valeur d'acquisitions comme celle de Raselli Franco, qui permet de sécuriser un vivier de compétences difficilement reproductibles à court terme.
Comparaison avec les stratégies des concurrents
L'approche de Kering fait écho aux stratégies de ses principaux concurrents. LVMH a investi massivement dans la fabrication horlogère avec La Fabrique du Temps, une manufacture horlogère de pointe capable de produire des pièces de haute horlogerie compétitives au plus haut niveau. En 2025, LVMH a également inauguré le plus grand site de fabrication de joaillerie précieuse au monde à Valenza pour Bvlgari, s'étendant sur 33 000 mètres carrés et visant à doubler la capacité de production avec le recrutement prévu de plus de 500 nouveaux artisans d'ici 2029.
Richemont, propriétaire de Cartier, a développé ses marques en adoptant une stratégie conservatrice investissant dans l'artisanat, la créativité et l'innovation. Cette approche privilégie l'héritage et l'excellence manufacturière traditionnelle. L'échelle confère à Richemont un pouvoir d'achat lors de l'approvisionnement en métaux précieux, son profil de coûts plus bas se reflétant dans des marges brutes de 68 % et des marges opérationnelles de 31 %.
Au sein du marché de la joaillerie de luxe de marque, seules quelques marques de premier plan dotées d'un patrimoine et d'une qualité reconnue subsistent, principalement exploitées par LVMH et Richemont. L'acquisition de Raselli Franco permet à Kering de renforcer sa position dans cette compétition oligopolistique, où la maîtrise de la chaîne de production constitue un avantage concurrentiel déterminant.
Implications pour les investisseurs et le secteur
Pour les investisseurs de Kering, cette acquisition soulève des questions sur l'allocation du capital. Le montant initial de 115 millions d'euros peut sembler modeste comparé aux 4 milliards d'euros reçus de la vente de la division beauté à L'Oréal en 2025. Toutefois, l'engagement d'acquisition totale d'ici 2032 impliquera des investissements supplémentaires substantiels dont le montant total n'a pas été dévoilé.
La réaction négative du marché (baisse de 2,5 % du titre) traduit les interrogations des investisseurs sur les priorités de Kering. Avec Gucci représentant près de la moitié du chiffre d'affaires consolidé et affichant des performances catastrophiques, certains auraient préféré voir les ressources concentrées sur le redressement de cette marque phare plutôt que sur le renforcement du segment joaillerie, certes performant mais de taille plus modeste.
Néanmoins, cette opération présente une logique stratégique solide. L'intégration verticale permet de sécuriser l'approvisionnement, d'améliorer les marges par la maîtrise des coûts de production, et de garantir la qualité et l'exclusivité des créations. Dans un marché où 73 % des consommateurs exigent la transparence de la chaîne d'approvisionnement et où les compétences artisanales se raréfient, posséder ses propres capacités de fabrication devient un atout stratégique majeur.
Perspectives et défis à venir
L'acquisition de Raselli Franco devra naviguer plusieurs écueils. L'intégration d'une entreprise familiale dans un grand groupe coté soulève toujours des questions culturelles et organisationnelles. Le maintien des talents — artisans hautement qualifiés difficilement remplaçables — constituera un enjeu critique. La structure d'acquisition progressive jusqu'en 2032 vise précisément à faciliter cette transition en douceur.
Le succès de l'opération dépendra également de la capacité de Kering à tirer parti des synergies avec ses maisons de joaillerie. Boucheron, acquis en 2000, a vu ses ventes tripler depuis l'acquisition et affiche une rentabilité solide depuis 2007. La marque a récemment ouvert ses deux premières boutiques en Chine continentale et connaît une forte dynamique en Asie-Pacifique. Pomellato affiche également des performances qualifiées d'«exceptionnelles». L'apport de Raselli Franco devrait permettre d'accélérer le développement de ces marques en sécurisant les capacités de production face à une demande croissante.
Dans un marché de la joaillerie de luxe projeté à 150,82 milliards de dollars d'ici 2035, la course à l'intégration verticale et au contrôle des savoir-faire rares s'intensifie. L'acquisition de Raselli Franco positionne Kering pour profiter de cette croissance, à condition que le groupe parvienne simultanément à redresser ses activités mode qui pèsent lourdement sur ses résultats consolidés.
Cette opération illustre une réalité du luxe contemporain : dans un secteur où l'authenticité, la qualité et la traçabilité deviennent des impératifs, la propriété des outils de production n'est plus un luxe mais une nécessité stratégique. Pour Kering, l'enjeu est désormais de transformer cet investissement de 115 millions d'euros en un moteur de croissance rentable pour ses maisons de joaillerie, tout en relevant le défi bien plus vaste du redressement de Gucci.