Contexte et enjeux
Le 15 décembre 2025, iRobot, pionnier américain de la robotique domestique et créateur du célèbre aspirateur Roomba, a déposé le bilan selon la procédure du Chapter 11 après 35 ans d'existence. Cette faillite marque la fin d'une entreprise emblématique fondée en 1990 par trois roboticiens du MIT — Rodney Brooks, Colin Angle et Helen Greiner — qui avait révolutionné le nettoyage domestique avec son Roomba lancé en 2002.
Dans le cadre de cette restructuration judiciaire, iRobot sera intégralement racheté par Shenzhen Picea Robotics, son principal fournisseur chinois et créancier, pour une valeur de zéro dollar. Les actionnaires, qui détenaient des titres cotés en bourse, perdront la totalité de leur investissement, leurs actions devant être purement et simplement annulées. Le titre a plongé de 70 % en pré-ouverture à 1,31 dollar, achevant une chute de 90 % sur cinq ans.
Les faits clés
Une descente aux enfers financière
Les chiffres du troisième trimestre 2025 témoignent de la gravité de la situation financière d'iRobot. Les réserves de trésorerie se sont effondrées à seulement 24,8 millions de dollars, contre 40,6 millions trois mois plus tôt. Le chiffre d'affaires a chuté de 25 % sur un an à 145,8 millions de dollars, avec un recul encore plus marqué de 33 % sur le marché américain, pourtant historiquement le bastion de la société.
Dans son dossier de faillite, iRobot a déclaré ne disposer d'« aucune source de capital supplémentaire » et devoir 3,4 millions de dollars de droits de douane impayés aux autorités douanières américaines. Sur l'année 2024, le chiffre d'affaires total n'a atteint que 682 millions de dollars, bien loin des sommets passés.
L'échec fatal du rachat par Amazon
Le tournant décisif s'est produit le 29 janvier 2024, lorsqu'Amazon a officiellement renoncé à son projet d'acquisition d'iRobot pour 1,7 milliard de dollars, annoncé initialement en août 2022. La Commission européenne avait signalé son intention de bloquer cette opération pour des motifs de concurrence, craignant qu'Amazon ne restreigne l'accès des aspirateurs concurrents à sa marketplace et aux fonctionnalités Alexa.
Cette annulation a contraint Amazon à verser 94 millions de dollars de frais de rupture à iRobot, mais ce montant n'a pas suffi à compenser la perte d'une bouée de sauvetage stratégique et financière cruciale. Le même jour, Colin Angle, cofondateur et directeur général, a démissionné, et l'entreprise a annoncé la suppression de 31 % de ses effectifs, soit environ 350 emplois.
Analyse approfondie
La montée en puissance irrésistible des concurrents chinois
La chute d'iRobot illustre l'intensité croissante de la concurrence dans le secteur des aspirateurs robots, dominée désormais par des acteurs chinois comme Roborock et Ecovacs. Roborock a expédié 3,3 millions d'unités en 2024, s'emparant d'environ 16 % du marché mondial au quatrième trimestre, tandis qu'Ecovacs détient 17 % de parts de marché selon les données de 2020.
La part de marché mondiale d'iRobot est passée de 64 % en 2016 à seulement 46 % en 2020, et cette érosion s'est accélérée depuis. Sur le marché nord-américain, la domination à 85 % en 2017 s'était déjà réduite à 75 % en 2020. Les fabricants chinois ont appliqué une stratégie agressive d'innovation sur les fonctionnalités (hybrides lavage-aspiration, stations d'auto-nettoyage) tout en proposant des prix nettement inférieurs.
L'effet ciseau des tarifs douaniers et de la dette
La majorité des Roomba étant fabriqués au Vietnam, les produits sont soumis aux droits de douane imposés sous l'administration Trump. Ces coûts supplémentaires ont pesé sur une structure financière déjà fragilisée. En juillet 2023, iRobot avait dû contracter un prêt de 200 millions de dollars auprès du Carlyle Group à un taux d'intérêt de 14 %, un niveau reflétant la perception d'un risque élevé.
En décembre 2024, Picea Robotics, via sa filiale Santrum Hong Kong, a racheté cette dette au Carlyle Group pour un montant de 190,7 millions de dollars en principal et intérêts. Par ailleurs, iRobot devait à Picea 161,5 millions de dollars de dettes manufacturières, dont 90,9 millions déjà en retard de paiement. Cette double position de fournisseur stratégique et de créancier principal a placé Picea en position de force pour prendre le contrôle total de la société.
Perspectives d'experts
Une tragédie pour les consommateurs, selon l'ex-CEO
Colin Angle, cofondateur et ancien directeur général ayant quitté ses fonctions en janvier 2024, a qualifié la faillite d'iRobot de « tragédie pour les consommateurs ». Cette déclaration souligne le sentiment que la perte d'un innovateur historique américain au profit d'un acteur chinois pourrait limiter la diversité de l'offre et la capacité d'innovation du secteur à long terme.
La position du CEO actuel Gary Cohen
Gary Cohen, qui a succédé à Colin Angle comme directeur général, a adopté un ton plus pragmatique : « Cette transaction renforcera notre position financière et assurera la continuité pour nos consommateurs, clients et partenaires ». iRobot a précisé qu'aucune perturbation n'est attendue concernant les fonctionnalités de l'application, les programmes clients, les partenaires mondiaux ou le support produit.
Un cas d'école en matière antitrust
L'Information Technology and Innovation Foundation (ITIF) a critiqué la décision de la Commission européenne de bloquer le rachat par Amazon, qualifiant la situation actuelle d'iRobot de « prédicament évitable » et d'« erreur d'application antitrust ». Selon cette analyse, le refus d'autoriser l'acquisition a privé iRobot d'une consolidation qui aurait pu lui permettre de mieux rivaliser avec les géants chinois.
Implications pratiques
Que deviennent les actionnaires ?
Les actionnaires d'iRobot subiront une perte totale. Dans le cadre du plan de restructuration Chapter 11, Picea acquerra 100 % des actions d'iRobot et la société sera retirée de la cote. Toutes les actions ordinaires seront annulées sans aucune compensation. Le juge des faillites devra approuver ce plan, mais il est extrêmement rare qu'un tel plan soit rejeté lorsqu'il bénéficie du soutien des créanciers principaux.
Impact sur les emplois et le siège social
Picea s'est engagé à préserver l'activité d'iRobot et son siège social à Bedford, dans le Massachusetts. Aucune vague de licenciements supplémentaires n'est prévue au-delà des 350 suppressions de postes déjà effectuées en janvier 2024, qui avaient réduit l'effectif de 31 %. Toutefois, la société ne compte déjà plus que la moitié de ses effectifs d'avant l'échec du rachat par Amazon.
Continuité pour les propriétaires de Roomba
iRobot a assuré que les clients ne devraient constater aucune interruption dans le fonctionnement de l'application mobile, les programmes de fidélité, les garanties, ou le support technique. La marque Roomba devrait être maintenue, du moins à court terme, étant donné sa forte notoriété mondiale avec plus de 40 millions d'unités vendues au cours de son histoire.
Ce qu'il faut surveiller
Approbation judiciaire et calendrier
La procédure de Chapter 11 « pré-emballée » (prepackaged) devrait être relativement rapide, avec une clôture anticipée en février 2026. Cette rapidité s'explique par le fait que les principaux créanciers ont déjà accepté les termes de la restructuration avant le dépôt de bilan. Picea renoncera aux 190 millions de dollars de prêt qu'elle a acquis auprès de Carlyle ainsi qu'aux 161,5 millions de dollars de dettes manufacturières.
Stratégie future sous pavillon chinois
Il sera intéressant d'observer comment Picea Robotics exploitera l'acquisition d'iRobot. Trois scénarios principaux se profilent : maintenir iRobot comme marque premium distincte, intégrer progressivement sa technologie dans la gamme Picea, ou utiliser les brevets et l'expertise américaine pour renforcer sa position concurrentielle mondiale. La décision aura des implications majeures pour le marché de la robotique domestique.
Réactions réglementaires et géopolitiques
Le transfert d'un pionnier américain de la robotique vers un propriétaire chinois pourrait susciter des réactions du Congrès américain ou du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), bien que la situation de faillite limite généralement les options d'intervention. Cette affaire illustre néanmoins la tension croissante entre réglementation antitrust stricte et préoccupations de souveraineté technologique.
Conclusion
La faillite d'iRobot constitue un cas d'étude majeur sur la fragilité des pionniers technologiques face à la disruption par les prix et les obstacles réglementaires. Fondée par des chercheurs du MIT avec la vision de démocratiser la robotique domestique, l'entreprise aura finalement succombé à la combinaison fatale d'une concurrence chinoise agressive, d'un blocage antitrust européen et d'une structure financière inadaptée.
Pour les investisseurs, cette histoire rappelle qu'une position de leader historique ne garantit nullement la pérennité dans un secteur technologique soumis à une compétition mondiale intense. Pour les régulateurs, elle pose la question de savoir si le blocage de l'acquisition par Amazon a servi l'intérêt des consommateurs ou a au contraire précipité le passage d'un acteur américain innovant sous contrôle chinois.
L'issue finale de cette restructuration et l'avenir de la marque Roomba sous pavillon chinois s'écriront dans les mois à venir, mais une page s'est définitivement tournée dans l'histoire de la robotique américaine.