Contexte et enjeux
Le secteur des semi-conducteurs pour l'intelligence artificielle traverse une période de turbulences. Après la chute de 10 % d'Oracle le 10 décembre sur fond d'inquiétudes similaires concernant les retours sur investissement de l'IA, c'est au tour de Broadcom de subir les foudres du marché. Le 12 décembre 2025, l'action du fabricant de puces personnalisées a plongé de 11 %, sa pire séance depuis janvier, malgré des résultats trimestriels qui ont largement dépassé les attentes de Wall Street.
Cette réaction paradoxale illustre un changement fondamental dans les attentes des investisseurs : la croissance seule ne suffit plus. Les marchés exigent désormais des marges défendables et une diversification de la clientèle, même pour les leaders de l'infrastructure IA.
Les faits clés
Des résultats financiers exceptionnels
Au quatrième trimestre de l'exercice 2025 (clos le 2 novembre), Broadcom a enregistré :
- Chiffre d'affaires record : 18,02 milliards de dollars, en hausse de 28 % sur un an
- Bénéfice par action ajusté : 1,95 dollar, contre 1,87 dollar attendu par le consensus
- Bénéfice net : 8,52 milliards de dollars, en progression de 97 %
- Ventes de puces IA : en hausse de 74 % sur un an
- Chiffre d'affaires annuel : 63,89 milliards de dollars, +24 % sur l'exercice
Anthropic : le client mystère de 21 milliards de dollars
Le PDG Hock Tan a révélé qu'Anthropic, le laboratoire d'IA créateur de Claude, était le « client mystère » ayant passé une commande de 10 milliards de dollars au troisième trimestre. Une commande supplémentaire de 11 milliards de dollars a été enregistrée au quatrième trimestre, portant l'engagement total d'Anthropic à 21 milliards de dollars pour des racks équipés de TPU Ironwood, les puces personnalisées de Google que Broadcom fabrique.
Un carnet de commandes colossal mais concentré
Broadcom dispose d'un carnet de commandes de 73 milliards de dollars dans l'IA, à livrer sur les 18 prochains mois. Le PDG a précisé qu'il s'agissait d'un « minimum ». Un cinquième client hyperscaler, non identifié, a passé une commande initiale de 1 milliard de dollars pour livraison fin 2026.
Analyse approfondie
La pression sur les marges : le coeur du problème
La directrice financière Kirsten Spears a prévenu que la marge brute consolidée du premier trimestre serait « en baisse d'environ 100 points de base » par rapport au trimestre précédent, passant d'environ 77,9 % à 76,9 %. Cette compression s'explique par la part croissante des revenus IA dans le mix produit.
Les analystes de Bank of America ont qualifié ces préoccupations de rentabilité de « légitimes » et ont abaissé leurs estimations de marge brute pour les exercices 2026 et 2027. Le modèle économique des TPU, où Broadcom assemble des racks complets plutôt que de simples puces, génère des revenus plus élevés mais des marges unitaires plus faibles.
La concentration client : un risque structurel
Le carnet de commandes de 73 milliards de dollars repose sur seulement cinq clients hyperscalers :
- Google (partenariat TPU historique depuis près d'une décennie)
- Anthropic (21 milliards de dollars de commandes révélées)
- Meta et ByteDance (selon des sources du secteur)
- Un cinquième client non identifié
Cette concentration expose Broadcom à un risque significatif si l'un de ces clients majeurs réduit ses commandes ou développe des alternatives internes.
L'ombre de Google : un partenariat qui évolue
Un risque à plus long terme concerne l'évolution du partenariat avec Google. Selon des analystes spécialisés, Google contrôle désormais l'essentiel de la conception des TPU : architecture, jeu d'instructions et pile logicielle. Broadcom n'intervient plus que sur le « backend », la conversion des designs en circuits imprimables. Pour le TPU v7 (Ironwood) prévu en 2026, Google a également fait appel à MediaTek, diversifiant ses partenaires de fabrication.
Perspectives d'experts
« L'IA aspire tout l'oxygène des dépenses informatiques des entreprises. »
— Hock Tan, PDG de Broadcom
« Nous nous attendons à ce que la marge brute consolidée du premier trimestre soit en baisse d'environ 100 points de base, reflétant principalement un mix plus élevé de revenus IA. »
— Kirsten Spears, Directrice financière de Broadcom
« Nous attribuons le repli aux commentaires sur la dilution des marges brutes des puces IA. Nous ne sommes pas inquiets, car ces puces augmentent les marges d'exploitation. »
— Analystes Morningstar
« On observe un léger repli. Nous serions acheteurs sur cette correction. »
— Vijay Rakesh, Analyste chez Mizuho
Implications pour les investisseurs
Les analystes restent majoritairement positifs
Malgré la correction, les principales banques d'investissement ont relevé leurs objectifs de cours :
- Bank of America : objectif relevé de 460 à 500 dollars, recommandation Achat
- Morgan Stanley : objectif relevé de 443 à 462 dollars, recommandation Surpondérer
- Mizuho : objectif relevé de 435 à 450 dollars, recommandation Surperformance
Bank of America a également augmenté ses estimations de bénéfice par action de 8 % pour les exercices 2026 et 2027, à 10,33 et 14,40 dollars respectivement.
Avantages compétitifs durables
Broadcom conserve plusieurs atouts majeurs :
- Près d'une décennie de collaboration avec Google sur les TPU, créant des coûts de changement élevés
- Technologie TPU v7 offrant un coût total de possession inférieur d'environ 30 % par rapport aux solutions Nvidia GB200
- Position dominante dans le réseau Ethernet pour les clusters IA
- Dividende trimestriel augmenté de 10 % à 0,65 dollar par action
Risques à surveiller
- Poursuite de la compression des marges avec la montée en puissance de l'IA
- Perte potentielle de parts de marché si Google internalise davantage la conception des TPU
- Dépendance à un nombre limité de clients hyperscalers
- Concurrence accrue de Nvidia et d'autres fabricants de puces personnalisées
Ce qu'il faut surveiller
Les prochains trimestres seront déterminants pour évaluer :
- L'évolution des marges brutes à mesure que l'IA représente une part croissante du chiffre d'affaires
- L'élargissement potentiel de la base de clients au-delà des cinq hyperscalers actuels
- Les développements du partenariat OpenAI, qui devrait générer des revenus limités en 2026
- L'impact de la collaboration Google-MediaTek sur la position de Broadcom
Conclusion
La chute de 11 % de Broadcom illustre la nouvelle réalité du marché des semi-conducteurs IA : les investisseurs ne se contentent plus de la croissance du chiffre d'affaires. Ils exigent désormais une rentabilité défendable et une diversification de la clientèle. Malgré des résultats exceptionnels et un carnet de commandes de 73 milliards de dollars, les préoccupations concernant la compression des marges et la concentration sur cinq clients ont provoqué une correction significative.
Pour les investisseurs à long terme, cette correction pourrait représenter une opportunité d'entrée sur un leader de l'infrastructure IA bénéficiant d'avantages compétitifs durables. Pour les plus prudents, la surveillance de l'évolution des marges et de la relation avec Google sera essentielle dans les trimestres à venir.