Les tarifs américains atteignent un niveau historique
Les États-Unis ont porté leurs tarifs douaniers à 17,6 % en moyenne pondérée sur toutes les importations, un niveau inédit depuis 1941, selon la Tax Foundation. Cette escalade tarifaire, initiée début 2025 avec des mesures sur l'acier et l'aluminium, a culminé le 2 avril avec l'annonce de tarifs "réciproques" de 20 % visant spécifiquement l'Union européenne.
L'impact sur les ménages américains se chiffre à 1 200 dollars supplémentaires par an en moyenne, une hausse fiscale indirecte qui pèse sur le pouvoir d'achat. La relation commerciale sino-américaine a particulièrement dégénéré : les tarifs bilatéraux ont atteint 125 % après une série d'escalades réciproques, provoquant un effondrement de 90 % des exportations directes chinoises vers les États-Unis, qui sont passées de 410 milliards à seulement 2 milliards de dollars de valeur ajoutée.
L'Europe face à un dilemme stratégique
Contrairement aux prévisions catastrophistes initiales, l'Europe a démontré une résilience inattendue. Selon Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, l'impact cumulatif des tarifs entre 2025 et 2027 se limite à une perte de PIB de 0,7 point de pourcentage, bien en deçà des projections de décembre dernier.
Cette modération s'explique notamment par la décision européenne de suspendre ses contre-tarifs de 26 milliards d'euros après avoir conclu un accord avec Washington en juillet 2025. L'UE a privilégié la désescalade face aux pressions des grands groupes industriels et par crainte de compromettre le soutien américain à l'Ukraine. Une approche pragmatique qui contraste avec l'escalade sino-américaine.
Paradoxalement, l'euro s'est apprécié de 13 % face au dollar et de 6,5 % en termes effectifs nominaux, à rebours des attentes économiques traditionnelles. Ce mouvement reflète une réévaluation du statut de valeur refuge du dollar, facteur politique que les modèles économiques standards n'avaient pas anticipé.
Impact différencié sur les économies européennes
La France a dû réviser sa prévision de croissance pour 2025 à 0,7 %, citant les tarifs comme facteur déterminant. Selon Bruegel, un tarif de 20 % pourrait amputer le PIB français de 0,4 %. Les secteurs exposés sont clairement identifiés : l'aéronautique représente un cinquième des exportations françaises vers les États-Unis, soit 9 milliards d'euros, tandis que le secteur vinicole (8,2 milliards d'euros d'exportations) fait face à des tarifs punitifs de 25 %.
L'Allemagne, première puissance exportatrice européenne, pourrait enregistrer une contraction du PIB similaire de 0,4 % selon Bruegel. L'industrie automobile allemande se trouve "dans l'œil du cyclone", avec des constructeurs majeurs comme Volkswagen, BMW, Mercedes et Porsche directement menacés par les tarifs sectoriels.
Le Canada, victime collatérale majeure
Le Canada subit l'un des impacts les plus sévères de cette guerre commerciale. L'économie canadienne s'est contractée de 1,6 % au deuxième trimestre 2025, principalement en raison de la chute des exportations. Les exportations de biens vers les États-Unis ont plongé de 15 % en avril 2025, selon la Banque du Canada.
Le marché du travail canadien reflète cette détérioration : le taux de chômage a grimpé au-dessus de 7 % en août, pour atteindre 7,2 % au quatrième trimestre 2025, contre 6,6 % en début d'année. Les prévisions de croissance du PIB ont été revues à la baisse à 1,1 % pour 2025, contre 1,9 % initialement anticipés.
Réorientation des chaînes d'approvisionnement mondiales
Au-delà des impacts macroéconomiques, cette guerre tarifaire accélère une profonde reconfiguration des flux commerciaux mondiaux. Les produits chinois transitent désormais massivement par des pays tiers : 50 % via le Mexique, 21 % via d'autres pays asiatiques. L'UE et le Royaume-Uni enregistrent une hausse de 9 % des exportations chinoises indirectes.
Parallèlement, les sanctions occidentales contre la Russie ont redessiné les routes commerciales eurasiennes. Les exportations de l'UE vers la Russie ont chuté de 58 % tandis que les importations ont baissé de 86 %. En réponse, le commerce bilatéral russo-chinois a bondi de 175 % pour atteindre 245 milliards de dollars en 2024.
Les atouts européens dans la tourmente
Selon le Forum économique mondial, "l'UE est uniquement bien positionnée pour gérer une guerre tarifaire" grâce à "une bureaucratie commerciale extrêmement compétente ayant le pouvoir de négocier au nom de l'ensemble du bloc". L'Union peut également déployer des contre-mesures sans nécessiter l'unanimité de ses 27 États membres.
Cette crise accélère trois stratégies européennes de long terme. Premièrement, la diversification commerciale : Bruxelles négocie activement avec le Canada, le Japon et la Corée du Sud, tandis que l'accord avec le Mercosur créerait "la plus grande zone de libre-échange au monde". Deuxièmement, l'investissement défensif : l'Europe reconnaît qu'elle ne peut compter uniquement sur les garanties sécuritaires américaines si elle subit simultanément une coercition commerciale. Troisièmement, l'indépendance énergétique : après s'être affranchie du gaz russe, l'Europe refuse désormais "d'échanger sa dépendance aux pipelines russes contre une dépendance aux cargos de GNL américains".
Perspectives pour les investisseurs
Pour les investisseurs européens, cette nouvelle donne géopolitique comporte plusieurs implications. Les secteurs exposés aux exportations vers les États-Unis - aéronautique, automobile, biens de luxe, vin - font face à une compression de marges à court terme. Le CAC 40 a d'ailleurs reculé de 0,35 % lors des annonces tarifaires d'avril.
En revanche, les entreprises européennes diversifiées géographiquement ou tournées vers le marché intérieur pourraient bénéficier d'une prime de résilience. L'appréciation de l'euro favorise le pouvoir d'achat des consommateurs européens mais pénalise la compétitivité des exportateurs.
À moyen terme, la reconfiguration des chaînes d'approvisionnement crée des opportunités dans la logistique, le négoce international et les secteurs bénéficiant de relocalisations. L'Institut français des relations internationales (IRIS) souligne que "les tarifs pourraient supplanter les sanctions comme principaux moteurs des forces géopolitiques et géo-économiques", une tendance structurelle dont les investisseurs doivent tenir compte dans leurs allocations.
Un ordre commercial en pleine mutation
Cette guerre commerciale marque un tournant historique. Comme le note le Conseil des relations étrangères (CFR), les tarifs de Trump représentent "l'abandon de l'ordre économique d'après-guerre que les États-Unis avaient eux-mêmes championed". Cette rupture soulève des questions fondamentales : Washington retirera-t-il également ses engagements sécuritaires plus larges envers ses alliés ?
La formule américaine - diviser les déficits commerciaux bilatéraux par la valeur des importations puis réduire de moitié - est qualifiée d'"arbitraire par la plupart des économistes" selon l'IRIS. Elle ignore les complexités des chaînes d'approvisionnement et l'impact sur les consommateurs, appliquant des tarifs basés sur des déséquilibres macroéconomiques plutôt que sur une analyse sectorielle détaillée.
Christine Lagarde résume les "inconnues connues" qui subsistent : comment les entreprises s'adapteront-elles ? Les tarifs déclencheront-ils des chocs de confiance durables réduisant l'investissement ? Quels seront les impacts négatifs sur la croissance potentielle ? Elle note cependant qu'"augmenter le commerce intra-zone euro de seulement 2 % pourrait compenser les pertes d'exportations vers les États-Unis", soulignant l'importance cruciale des réformes du marché intérieur.
Conclusion
La guerre commerciale de 2025 redessine profondément la géographie économique mondiale. Si l'Europe a jusqu'à présent fait preuve de résilience grâce à sa réponse mesurée et ses atouts institutionnels, les mois à venir seront déterminants. La capacité de l'UE à renforcer son marché intérieur, diversifier ses partenaires commerciaux et affirmer son autonomie stratégique conditionnera sa position dans un monde où les barrières tarifaires remplacent progressivement le multilatéralisme commercial d'après-guerre.
Sources