Une Mesure Fiscale Historique et Controversée
Dans une décision qui pourrait redéfinir le paysage fiscal français des actifs numériques, l'Assemblée nationale a adopté fin octobre 2025 l'amendement n° I-3379 au projet de loi de finances 2026 par une marge étroite de 163 voix contre 150. Cette mesure, introduite par le député centriste Jean-Paul Mattei et soutenue par une coalition inhabituelle de partis centristes, socialistes et d'extrême droite, marque un tournant majeur dans la fiscalité des cryptomonnaies en France.
L'amendement instaure une taxe annuelle forfaitaire de 1% sur la fortune nette dépassant 2 millions d'euros, incluant désormais explicitement les actifs numériques tels que Bitcoin, Ethereum et autres cryptomonnaies. Cette classification place les cryptoactifs aux côtés de l'or, des yachts, des voitures de collection et des œuvres d'art dans une nouvelle catégorie de « richesses improductives » – des actifs considérés comme n'ayant pas d'impact direct sur le développement économique.
Un Changement de Paradigme Fiscal
Le système actuel taxe les gains en cryptomonnaies à un taux forfaitaire de 30% uniquement lors de leur réalisation, c'est-à-dire lorsque les investisseurs convertissent leurs actifs numériques en monnaie fiduciaire. La nouvelle mesure représente un changement fondamental : elle impose une taxation annuelle sur les avoirs non réalisés, obligeant les détenteurs à déclarer la valeur de leurs cryptomonnaies chaque année et à payer en fonction de l'évaluation de fin d'année, qu'ils aient vendu leurs actifs ou non.
Le seuil initial de 1,3 million d'euros proposé a été relevé à 2 millions d'euros lors des débats parlementaires, limitant théoriquement l'impact aux fortunes les plus importantes. Selon les estimations basées sur les données patrimoniales de 2024, environ 50 000 personnes pourraient être concernées par cette mesure si elle entre en vigueur comme prévu le 1er janvier 2026.
Inquiétudes du Secteur Financier
La Fédération bancaire française (FBF) a rapidement émis un avertissement concernant les risques potentiels de fuite des capitaux. L'organisation professionnelle prévient que la nouvelle taxe pourrait inciter les investisseurs à déplacer leurs fonds vers des pays de l'Union européenne offrant des politiques fiscales plus favorables aux cryptomonnaies.
Cette préoccupation n'est pas sans fondement historique. La nature transfrontalière des cryptomonnaies rend cette taxe particulièrement vulnérable à l'évitement fiscal. Les experts estiment qu'environ 30% des personnes fortunées envisagent leurs options cette année, créant potentiellement un exode significatif de capitaux. Comme l'ont souligné plusieurs analystes du secteur, « les cryptomonnaies peuvent quitter la France dans le temps qu'il faut pour boire un café. »
Des Destinations Alternatives Attractives
Plusieurs juridictions européennes se positionnent comme des alternatives attrayantes pour les investisseurs français en cryptomonnaies :
Portugal : Les gains en capital à long terme (plus de 365 jours de détention) sur les cryptomonnaies sont totalement exonérés d'impôt, tandis que les gains à court terme sont imposés à 28%.
Suisse : Les investisseurs privés ne sont pas soumis à l'impôt sur les plus-values, bien qu'un modeste impôt sur la fortune s'applique. Le trading habituel ou professionnel est en revanche imposé comme un revenu.
Malte et Allemagne : Ces pays proposent également des politiques fiscales plus avantageuses qui attirent les détenteurs à long terme et les entrepreneurs du secteur crypto.
Dubaï : Bien qu'en dehors de l'UE, les Émirats arabes unis se sont positionnés comme une destination privilégiée pour les acteurs de l'industrie des cryptomonnaies, avec un cadre fiscal particulièrement favorable.
Critiques de l'Industrie
L'amendement a suscité une vague de critiques de la part des acteurs majeurs de l'industrie française des cryptomonnaies. Éric Larchevêque, cofondateur de Ledger – l'une des entreprises françaises les plus emblématiques du secteur –, a déclaré que la mesure « cible injustement ceux qui recherchent la sécurité dans des actifs comme le Bitcoin. »
Joe David, PDG de Nephos, a souligné que le projet de loi « risque de simplifier à l'excès » le paysage crypto en ne reconnaissant pas que les tokens représentent souvent « des années de contribution, d'innovation et de prise de risque. » Cette critique met en lumière une préoccupation majeure : l'amendement ne distingue pas entre les investisseurs passifs et les bâtisseurs d'écosystèmes.
L'avocate Burcak Unsal a identifié un autre problème crucial : l'amendement manque de définitions claires distinguant les traders professionnels des investisseurs occasionnels. Cette distinction serait déterminée « au cas par cas » en tenant compte du volume et de la fréquence des transactions, créant un « risque de structuration fiscale » persistant jusqu'à ce que des directives d'application clarifient les règles.
Défis Techniques et Opérationnels
Au-delà des principes, l'amendement pose des défis techniques significatifs :
Valorisation des actifs illiquides : Comment évaluer les tokens à faible liquidité, les coins de gouvernance et les positions DeFi sans prix de marché clair ?
Fondateurs et tokens acquis : Les fondateurs détenant des tokens acquis progressivement font face à une taxation sur des allocations illiquides qu'ils ne peuvent pas facilement liquider.
Trésoreries DAO et teneurs de marché : Ces entités détiennent des inventaires à des fins opérationnelles, et non spéculatives, mais seraient également taxées.
Un Paradoxe Stratégique
Cette politique fiscale entre en contradiction avec l'ambition affichée de la France de devenir le principal hub crypto européen. Le gouvernement français avait précédemment adopté un message favorable au secteur, attirant startups et projets innovants. La taxation récurrente annuelle sur les avoirs risque désormais de compromettre ce positionnement stratégique.
Ce paradoxe s'inscrit dans un contexte réglementaire européen plus large. La France met actuellement en œuvre le règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets) de l'Union européenne, entré en application le 30 décembre 2024, avec une période de transition de 18 mois jusqu'au 1er juillet 2026. La France a ouvert les demandes de licences MiCA dès le 1er juillet 2024, se positionnant comme l'une des premières nations européennes à adopter ce cadre réglementaire unifié.
L'Autorité des marchés financiers (AMF), le régulateur français, supervise la conformité aux règles MiCA par le biais d'examens de supervision, de contrôles ponctuels et d'enquêtes. En septembre 2025, l'AMF, aux côtés de ses homologues autrichiens et italiens, a appelé à un cadre européen renforcé pour les marchés des cryptoactifs, soulignant des différences majeures dans la manière dont les marchés crypto sont supervisés par les autorités nationales.
Le Marché Crypto en France
Malgré ces défis fiscaux, le marché français des cryptomonnaies reste dynamique. Le taux de pénétration des utilisateurs de cryptomonnaies en France atteint 23,96% en 2025, avec des projections indiquant une augmentation à 24,52% d'ici 2026, représentant environ 16,37 millions d'utilisateurs et 3 milliards d'euros de revenus de marché.
Le gouvernement français, par l'intermédiaire de la banque d'État Bpifrance, a alloué environ 27 millions d'euros pour des investissements dans les actifs numériques en 2025, signalant l'engagement du pays envers la compétitivité de la blockchain – un signal apparemment contradictoire avec la nouvelle politique fiscale.
Processus Législatif et Perspectives
Bien que l'amendement ait été adopté par l'Assemblée nationale, il nécessite encore l'approbation du Sénat pour être inclus dans le budget 2026. Le vote serré (163-150) reflète une division politique significative, même les soutiens du gouvernement reconnaissant une « portée et des recettes incertaines. »
Les partisans de la mesure espèrent qu'elle entrera en vigueur le 1er janvier 2026 si les progrès actuels se maintiennent. Cependant, les critiques craignent que le seuil de 2 millions d'euros puisse ultérieurement être réduit, élargissant la portée de la taxe et incitant davantage à la fuite des capitaux parmi les investisseurs fortunés.
Contexte International
Cette initiative française se déroule dans un paysage réglementaire mondial en rapide évolution. Aux États-Unis, le président Trump a signé le GENIUS Act en juillet 2025, établissant le premier cadre fédéral complet pour la réglementation des « stablecoins de paiement », avec des exigences de réserves à 100% et une conformité stricte en matière de lutte contre le blanchiment d'argent.
L'Union européenne, à travers MiCA, crée des règles unifiées dans tous les États membres, avec des stablecoins catégorisés soit comme des tokens de monnaie électronique, soit comme des tokens référencés à des actifs. Cette approche « réduit les frictions pour les paiements transfrontaliers » tout en maintenant des normes opérationnelles rigoureuses.
Conclusion
L'amendement fiscal français sur les cryptomonnaies représente une expérimentation fiscale audacieuse, mais potentiellement risquée. Si l'objectif de taxer les « richesses improductives » peut sembler légitime dans une perspective de justice fiscale, son application aux cryptoactifs soulève des questions fondamentales sur la compréhension de la nature de ces actifs et de leur rôle dans l'économie numérique moderne.
Le débat parlementaire à venir au Sénat sera crucial pour déterminer si cette mesure sera adoptée telle quelle, amendée ou rejetée. Dans l'intervalle, les investisseurs français fortunés, les fondateurs de projets crypto et les entrepreneurs du secteur évaluent leurs options, pesant le coût d'une taxation annuelle de 1% contre les opportunités offertes par des juridictions plus accueillantes.
L'issue de cette bataille législative et fiscale pourrait définir non seulement l'avenir de l'industrie crypto française, mais également servir de cas d'étude pour d'autres nations européennes confrontées à des dilemmes similaires entre taxation des nouvelles formes de richesse et maintien de la compétitivité dans l'économie numérique mondiale.