Une instabilité gouvernementale historique
La France fait face à sa plus grave crise politique depuis des décennies. Depuis décembre 2024, le pays a connu cinq premiers ministres, un record qui illustre la paralysie institutionnelle engendrée par une Assemblée nationale fragmentée. Le gouvernement de Michel Barnier est tombé en décembre 2024 suite à la première motion de censure réussie depuis 1962. Son successeur, François Bayrou, a subi le même sort en septembre 2025 après avoir tenté de faire passer un plan d'austérité de 44 milliards d'euros. Sébastien Lecornu, nommé début octobre 2025, a démissionné après seulement un jour au pouvoir, devenant le premier ministre le plus éphémère de la Ve République.
Cette instabilité gouvernementale a des racines profondes. L'Assemblée nationale, issue des élections législatives anticipées de juin 2024, est divisée en trois blocs irréconciliables : la gauche du Nouveau Front populaire, le centre macroniste et l'extrême droite du Rassemblement national. Aucune coalition stable n'a pu émerger, condamnant tout gouvernement minoritaire à gouverner sous la menace permanente d'une censure.
Un déficit budgétaire hors de contrôle
Au cœur de cette crise politique se trouve un problème fiscal majeur. Le déficit budgétaire français a atteint 6,1 % du PIB en 2024, soit plus du double de la limite de 3 % imposée par les règles européennes. La dette publique représente désormais 112 à 114 % du PIB, plaçant la France parmi les pays les plus endettés de la zone euro, derrière la Grèce et l'Italie.
Les tentatives successives de redressement budgétaire se sont toutes heurtées au même obstacle : l'impossibilité de trouver une majorité parlementaire. Le plan Bayrou prévoyait 43,8 milliards d'euros d'économies pour 2026, avec 80 % provenant de coupes dans les dépenses publiques, incluant un gel des embauches dans la fonction publique, la suspension de l'indexation des retraites sur l'inflation et la suppression de deux jours fériés. Ces mesures, jugées trop sévères par la gauche et insuffisantes par la droite, ont précipité la chute du gouvernement.
Goldman Sachs a relevé ses prévisions de déficit pour 2025 à 5,5 % du PIB, anticipant que l'instabilité politique empêchera toute consolidation budgétaire significative. L'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) estime que la crise politique a déjà coûté 0,5 point de croissance depuis juin 2024, soit environ 15 milliards d'euros de richesse non créée.
Les marchés financiers sous pression
L'impact sur les marchés financiers est particulièrement visible sur le marché obligataire. L'écart entre les rendements des obligations françaises à 10 ans (OAT) et leurs équivalents allemands (Bund) a atteint 86 à 90 points de base en novembre 2025, un niveau comparable à celui observé lors de la crise de la dette de la zone euro en 2012. En termes concrets, cela signifie que la France paie près d'un point de pourcentage de plus que l'Allemagne pour emprunter sur les marchés, ce qui alourdit mécaniquement la charge de la dette.
ING prévient que ces spreads pourraient atteindre 100 points de base si l'incertitude persiste, ce qui augmenterait encore le coût du financement de la dette française. La prochaine revue de la note souveraine française par Standard & Poor's, prévue le 28 novembre 2025, est attendue avec inquiétude par les investisseurs. Moody's a déjà dégradé la note de la France à Aa3 en décembre 2024, citant la «fragmentation politique», puis a placé la perspective à négative en octobre 2025.
Le marché actions n'est pas épargné. Le CAC 40 affiche une baisse de 2,5 % depuis le début de l'année 2025, tandis que l'indice allemand DAX progresse de 20 %, créant un écart de performance de 22,5 points de pourcentage. Les valeurs bancaires françaises ont été particulièrement touchées lors des épisodes les plus aigus de la crise. En octobre 2025, BNP Paribas a chuté de 6,1 %, Société Générale de 8,3 % et Crédit Agricole de 5,8 % lors d'une seule séance, reflétant l'exposition significative de ces établissements à la dette souveraine française.
L'avertissement de la BCE et le risque systémique
Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, a exprimé publiquement son inquiétude, avertissant que l'effondrement du gouvernement français pose «un risque inquiétant». La BCE surveille de près la situation, consciente que la France, deuxième économie de la zone euro, pourrait déclencher une contagion si la crise s'aggravait.
La banque centrale dispose d'un outil de protection, le Transmission Protection Instrument (TPI), conçu pour limiter l'élargissement excessif des spreads obligataires. Cependant, les analystes estiment qu'une intervention de la BCE serait difficile à justifier tant que la France reste en procédure de déficit excessif et ne montre aucun signe de discipline budgétaire. Une telle intervention pourrait également créer un précédent dangereux pour d'autres pays tentés de relâcher leurs efforts budgétaires.
L'impact sur l'économie réelle
Au-delà des marchés financiers, la crise politique affecte directement l'économie réelle. Selon l'enquête mensuelle de la Banque de France de novembre 2025, les carnets de commandes industriels restent généralement minces et l'incertitude est élevée, alimentée par la situation politique. Une enquête menée par EY révèle que 49 % des directeurs étrangers ont réduit leurs projets d'investissement en France, dont 19 % de manière significative.
Les petites et moyennes entreprises sont également touchées. Une étude de Bpifrance Le Lab et Rexecode montre que deux tiers des PME ont reporté ou annulé leurs investissements en raison de l'incertitude politique. La dette TARGET 2 de la Banque de France, qui mesure les déséquilibres financiers transfrontaliers, a atteint un niveau record de 175 milliards d'euros en septembre 2024, suggérant une fuite de capitaux hors du système financier français.
La confiance des citoyens s'érode également. Un sondage Elabe pour Les Échos montre que la cote de confiance du président Emmanuel Macron est tombée à 14 %, égalant le record historique de François Hollande établi en novembre 2016. Cette défiance généralisée complique encore davantage toute tentative de réforme.
Perspectives divergentes des investisseurs
Face à cette situation, les stratégies des investisseurs divergent. Thomas Gabbey, gérant de fonds chez Schroders, a adopté une position défensive en sous-pondérant les obligations souveraines françaises dans ses portefeuilles depuis juin 2024, estimant que les marchés ne tarifaient pas correctement les risques politiques et budgétaires. Il a renforcé cette position au fil des mois.
À l'inverse, Guillermo Felices, économiste en chef chez PGIM, voit dans cette turbulence des opportunités tactiques pour les investisseurs à long terme prêts à accepter la volatilité. Selon lui, les fondamentaux économiques français restent solides malgré la paralysie politique, et les spreads élevés offrent des points d'entrée attractifs pour les investisseurs patients.
Une analyse de Morningstar tempère les inquiétudes concernant les banques françaises. BNP Paribas ne réalise que 26 % de ses revenus en France, tandis que Société Générale et Crédit Agricole affichent des expositions respectives de 41 % et 47 %. Cette diversification géographique offre une certaine protection, même si l'exposition à la dette souveraine française (457 milliards d'euros détenus collectivement par les banques françaises mi-2024) reste un point de vulnérabilité.
Ce qu'il faut surveiller
Plusieurs éléments clés détermineront l'évolution de la situation dans les prochaines semaines et mois :
- La revue de Standard & Poor's le 28 novembre 2025 : une dégradation supplémentaire de la note souveraine française pourrait entraîner une nouvelle vague de ventes sur le marché obligataire.
- La formation d'un gouvernement stable : tant qu'aucune coalition viable n'émerge, la France restera paralysée politiquement et incapable de traiter ses problèmes budgétaires.
- L'élargissement des spreads OAT-Bund : un franchissement du seuil de 100 points de base pourrait déclencher une intervention de la BCE ou, au contraire, une spirale baissière si la banque centrale ne réagit pas.
- Les prochaines données économiques : tout signe de ralentissement économique aggraverait encore le dilemme budgétaire français.
- L'échéance de 2027 : la prochaine élection présidentielle est largement vue comme le seul moyen de sortir de l'impasse actuelle, mais elle reste lointaine.
Recommandations pour les investisseurs français
Pour les épargnants et investisseurs français, cette crise politique impose une vigilance accrue. Frédéric Rochat, associé gérant chez Lombard Odier, souligne que «la France risque de gaspiller ses vrais avantages» si la situation persiste. Les investisseurs doivent réévaluer leur exposition aux actifs français et envisager une diversification géographique accrue.
Les obligations d'État françaises offrent désormais des rendements plus élevés, mais comportent également un risque politique accru. Les investisseurs en quête de stabilité pourraient privilégier les actifs allemands ou d'autres pays de la zone euro disposant d'une situation budgétaire plus saine. Pour les actions, une approche sélective privilégiant les entreprises françaises à forte exposition internationale pourrait permettre de limiter les risques tout en conservant une exposition au marché français.
Russell Investments estime que la France va probablement «continuer à avancer tant bien que mal jusqu'à l'élection présidentielle de 2027», mais que «les actifs à risque du pays continueront de sous-performer». Cette sous-performance structurelle doit être intégrée dans les stratégies d'allocation d'actifs.
Conclusion
La crise politique française illustre les défis auxquels sont confrontées les démocraties occidentales face à la fragmentation politique et aux contraintes budgétaires. Avec une dette de 112 % du PIB, un déficit de 6,1 % et une paralysie gouvernementale, la France se trouve dans une situation délicate qui pèse sur ses marchés financiers et son économie réelle. L'issue de cette crise reste incertaine, mais son impact sur les marchés européens et l'attractivité de la France pour les investisseurs internationaux est déjà tangible.