Le marché mondial des obligations durables traverse une année 2025 contrastée. Alors que le volume cumulé de dette verte, sociale et durable (GSS+) a franchi le cap historique des 6 000 milliards de dollars, les émissions annuelles devraient pour la première fois depuis 2021 manquer le seuil symbolique des 1 000 milliards de dollars. Cette divergence illustre la fracture grandissante entre une Europe qui renforce ses standards et des États-Unis en plein repli sous l'administration Trump.
Une année 2025 en demi-teinte pour les émissions mondiales
Selon les données du Climate Bonds Initiative, le marché des obligations durables a atteint un jalon historique en 2025 : le volume cumulé de dette alignée sur les critères climatiques a dépassé les 6 000 milliards de dollars, contre seulement 2 milliards il y a quinze ans. Ce chiffre traduit l'ancrage profond de la finance durable dans les marchés de capitaux mondiaux.
Cependant, les flux annuels racontent une histoire différente. Le troisième trimestre 2025 a enregistré 135 milliards de dollars d'émissions GSS+, soit une baisse de 26 % par rapport au deuxième trimestre, selon Environmental Finance. Sur l'ensemble de l'année, le marché devrait tomber sous la barre des 1 000 milliards de dollars pour la première fois depuis 2021.
Le premier trimestre avait déjà donné le ton avec une contraction de 18,6 % des émissions en glissement annuel. Au deuxième trimestre, la tendance s'est confirmée : les obligations vertes ont reculé de 14,6 %, les obligations sociales de 27 %, et les obligations de transition se sont effondrées de 78,8 %.
Nous n'avons jamais vu un tel mur d'échéances auparavant. Cette vague d'obligations vertes arrivant à maturité en 2025-2026 crée une dynamique naturelle de réinvestissement.
— Trevor Allen, responsable de la recherche durabilité, BNP Paribas Markets 360
Le retrait spectaculaire des États-Unis
La fracture la plus frappante se situe de l'autre côté de l'Atlantique. Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2025, les entreprises américaines ont pratiquement abandonné les émissions d'obligations vertes. Une seule émission en dollar américain par une entreprise américaine a été réalisée en 2025 : une obligation de 350 millions de dollars par Oglethorpe Power en janvier, marquant le démarrage le plus lent depuis au moins dix ans.
L'administration Trump a multiplié les signaux hostiles envers l'investissement ESG. Plusieurs grandes banques américaines, dont Citigroup, Goldman Sachs, Wells Fargo, Bank of America et Morgan Stanley, ont quitté la Net Zero Banking Alliance fondée par les Nations Unies après l'élection. Les conseillers du président ont qualifié l'ESG de « marche marxiste » déguisée.
Ce repli américain a des répercussions mondiales. Les émissions de green bonds sur les marchés émergents (hors Chine) ont chuté d'environ un tiers pour atteindre 8 milliards de dollars, le démarrage le plus faible depuis 2022. La part des émissions en dollars américains est tombée à 8,5 % du total mondial, contre environ 17 % auparavant.
L'Europe consolide son leadership avec le standard EuGB
Face à ce retrait américain, l'Europe renforce sa position dominante. Le continent représente désormais plus de 40 % des nouvelles émissions d'obligations durables, selon Moody's. L'euro domine les émissions à 60 % du volume total.
L'entrée en vigueur du European Green Bond Standard (EuGB) le 21 décembre 2024 marque une étape majeure. Ce label volontaire impose des critères stricts d'alignement avec la taxonomie européenne et renforce la transparence pour les investisseurs. Environ 8 % des émissions de green bonds d'émetteurs européens en 2025 ont adopté ce nouveau format.
Les premières émissions sous le label EuGB ont été couronnées de succès. En janvier, l'énergéticien italien A2A est devenu le premier émetteur corporate avec une obligation de 500 millions d'euros, souscrite 4,4 fois. Île-de-France Mobilités a suivi avec la première émission du secteur public, levant 1 milliard d'euros pour le transport bas carbone, cotée sur Euronext Paris.
Le point d'orgue est venu de la Banque européenne d'investissement (BEI) en avril : une émission de 3 milliards d'euros sous format EuGB, la plus importante à ce jour, a généré un carnet d'ordres dépassant 40 milliards d'euros, soit une sursouscription de plus de 13 fois. Cette opération a été pilotée par BNP Paribas, Crédit Agricole, Deutsche Bank et LBBW.
La Chine et l'Inde tirent la croissance des marchés émergents
Si les marchés émergents souffrent globalement, deux géants asiatiques font exception. La Chine a atteint un volume cumulé de 555,5 milliards de dollars de dette durable alignée fin 2024, se hissant dans le top 4 mondial. Les obligations vertes représentent 80 % de ce total. En 2024, le pays a émis 68,9 milliards de dollars d'obligations vertes alignées, le plaçant au troisième rang mondial derrière les États-Unis et l'Allemagne.
L'Inde affiche une trajectoire encore plus dynamique. Le marché indien de la dette durable a atteint 55,9 milliards de dollars cumulés, soit une croissance de 186 % depuis 2021. Depuis janvier 2023, le gouvernement indien a émis huit tranches d'obligations vertes souveraines totalisant 477 milliards de roupies (environ 5,7 milliards de dollars), créant une courbe de rendement verte domestique.
L'Asie-Pacifique représente désormais plus de 22 % du marché mondial des green bonds et affiche le taux de croissance le plus élevé, avec un TCAC projeté de 6,73 % jusqu'en 2030.
La prime verte s'évapore, mais la performance résiste
Un phénomène technique notable : le « greenium », cette prime que les investisseurs acceptaient traditionnellement de payer pour les obligations vertes, a pratiquement disparu. Selon Johann Plé, gérant senior chez AXA Investment Managers, cette prime ne représentait plus qu'un point de base en moyenne fin 2024.
Cette convergence des prix ne reflète pas un désintérêt des investisseurs, mais plutôt la maturité du marché. Les obligations vertes ont surperformé les obligations conventionnelles d'environ 2 % en 2024, démontrant leur attractivité financière au-delà des considérations ESG.
Moody's prévoit que les green bonds atteindront un record de 620 milliards de dollars en 2025, dépassant légèrement les niveaux de 2024, malgré les vents contraires politiques. L'agence de notation estime que les annonces de la mort de la finance durable sont prématurées.
Restructuration du secteur : le grand renommage des fonds
Le climat politique a néanmoins provoqué une restructuration profonde du secteur. Plus de 1 500 fonds représentant plus de 1 000 milliards de dollars ont été renommés depuis 2024, dont plus de 700 en 2025 uniquement. Cette vague de renommages, qui concerne 28 % des fonds durables européens, vise à se conformer aux nouvelles règles de dénomination de l'ESMA.
Les lancements de nouveaux fonds durables se sont effondrés : seulement 26 au troisième trimestre 2025, contre 92 au deuxième trimestre. Un quart des gestionnaires d'investissement durable ont cessé d'utiliser l'acronyme ESG, selon le US Sustainable Investment Forum.
Ce que cela signifie pour les investisseurs
- Volume cumulé : le marché GSS+ a franchi les 6 000 milliards de dollars en 2025
- Émissions 2025 : probablement sous les 1 000 milliards de dollars pour la première fois depuis 2021
- États-Unis : une seule émission corporate de 350 millions de dollars en 2025
- Europe : 40 %+ des émissions mondiales, standard EuGB en forte adoption
- Green bonds record : 620 milliards de dollars prévus en 2025 (Moody's)
- Greenium : quasi nul (1 point de base), mais surperformance de 2 % en 2024
- Chine/Inde : 555 et 56 milliards de dollars cumulés respectivement
Pour les investisseurs français, ce contexte offre des opportunités paradoxales. Le retrait américain renforce la position dominante de l'Europe et la crédibilité du standard EuGB. Les fonds exposés aux green bonds européens bénéficient d'un cadre réglementaire plus robuste et d'une demande institutionnelle soutenue, comme en témoigne la sursouscription massive des émissions EuGB. La disparition du greenium signifie également que les investisseurs n'ont plus à sacrifier de rendement pour investir de manière responsable.